Tu la sens, là, la grosse fatigue ? Ça fait deux semaines qu’on est déconfiné en France et, comme toi peut-être, je me sens un peu fatigué, un peu stressé, un peu… enfin je ne sais pas, un peu… Barak Obama. Quand l’ex-président explique fort ingénument aux jeunes bacheliers américains dans un discours donné sur « Zoom » aux jeunes bacheliers, que :
« plus que toute autre chose, cette pandémie a enfin fait tomber le rideau sur l’idée que tant de responsables savent ce qu’ils font. Beaucoup d’entre eux ne prétendent même pas être aux commandes ».
Alors, toi le jeune qui entre dans la vie adulte dans un monde où tous les trucs importants se passent désormais sur la plateforme de réunions vidéo Zoom, voici ta première leçon : tes parents n’ont aucune idée de ce qu’il faut faire ou pas pour réussir ta vie de demain. Ça, c’est terminé. Il est d’ailleurs fort possible qu’ils n’en aient jamais eu la moindre idée depuis toujours, mais qu’il fallait quand même bien te donner une bonne raison pour abandonner la magie trop cool de ton enfance. Sauf que là, maintenant, plus personne n’ose la ramener sur le thème de ce qui est « bien ou pas bien » pour réussir ta vie d’adulte, tout le monde gère comme il peut cet énorme bordel sans trop savoir ce qu’il va se passer ensuite.

Tiens, par exemple, puisqu’on s’emmerde un peu, tu savais que le mot déconfinement n’existait pas jusqu’à il y a quelques semaines ? Personne ne sait qui l’a inventé. Enfin, qui a prononcé le mot le premier. Selon la sémiologue Mariette Darrigrand, il a été inventé par, hum, « les gens« , avant d’être repris par les autorités. L’affaire a donc dû se dérouler sur Twitter ou sur Zoom, il y a bien dû y avoir un « locuteur zéro ». Ça serait intéressant de creuser. Ou pas. Toujours est-il que le mot est absent des dictionnaires, même s’il a désormais sa page Wikipédia. Moi, il me fait surtout penser à décompression. Une façon plus positive et collective d’évoquer la dépression. Mais on parle de la même chose. Pas dépression tristesse. Dépression comme dépressurisation. Qu’as-tu retenu de l’actualité cette semaine ? Tu n’as pas eu un peu un sentiment de bourdonnement ? Comme si ça ne rentrait plus ?
On a encore des trucs à se raconter, certes : on peut taper sur ces bobos imaginaires (sortes d’antithèses des gilets jaunes) qui envahissent les quais parisiens avec leurs pique-niques à peine revenus de leur déconnexion à la campagne, on peut taper sur le gouvernement parce que c’est devenu une habitude maintenant, on peut taper sur ceux qui ne respectent pas les gestes barrières, ou inversement sur les donneurs de leçons sanitaires, on peut inventer le monde d’après ou au contraire se répéter que « ça va être terrible, on va tous souffrir », mais on sait pas trop parce que notre système si décrié tient encore un peu dans la tempête. Ce moins pire des systèmes, disait Churchill. On peut aussi délirer sur Bill Gates, ou sur ceux qui délirent sur Bill Gates. C’est curieux à quel point ce type que tout le monde détestait déjà quand il dirigeait Microsoft parce qu’on n’en pouvait plus de ce Windows et de son « écran bleu de la mort » qui nous narguait à chaque plantage, a réussi à se faire détester encore plus en devenant philanthrope. Même quand il distribue ses milliards pour sauver les enfants d’Afrique , tout le monde le hait. Il y en a même qui pensent que ce type est l’Antechrist . La poisse, je ne vois que ça.
Mais c’est vrai que l’écran bleu de la mort résume assez bien la situation du monde en ce moment.

On a encore des trucs à se raconter, donc. Mais, en vérité, reconnais-le : tu n’as pas juste envie d’aller boire un coup avec tes potes ? Ou de prendre ta famille dans tes bras ? Ou d’aller te vautrer sur la plage et jouer au beach volley ou lire du Guillaume Musso ? Genre, allez, si on avançait la date des vacances d’un mois puisque de toute façon tout le monde est au chômage et que « personne ne sait ce qui va arriver » ? Voilà. C’est un peu irrationnel, mais c’est normal. On appelle ça la décompression.
Il nous faudrait un mois sans rien. Sans Covid-19. Sans les farandoles de chroniqueurs sur BFMTV qui changent toujours d’avis mais sans jamais donner l’impression d’hésiter. Un mois sans aucune info, tu sais, cette info dont tu te doutes qu’elle sera contredite demain. Un mois pour enterrer nos morts, pour pardonner à notre conjoint(e), pour ne plus avoir peur de sortir, pour se reconnecter aux autres au lieu d’avoir peur pour soi. Un mois pour écrire sur un carnet nos grandes résolutions pour demain qu’on ne tiendra sans doute pas mais peu importe, ce qui importe c’est de nous remettre d’aplomb. Tu ne penses pas ?
🦁 Oui mais alors les Africains ?
Oui, je sais, elle tombe comme un cheveu sur la soupe, ma question, mais il serait peut-être temps.
Tandis que l’Occident soigne sa dé(com)pression, oscillant entre le combo chelou Marine Le Pen/Michel Onfray et les pétitions en ligne de Cyril Dion, il y a un continent dont personne ne parle depuis la crise. Ou alors très rapidement, en mode « oulala ». Mais bon, ça fait des années qu’on ignore l’Afrique, enfin surtout depuis la décolonisation. Comme si rien d’intéressant ne pouvait en sortir, à part des hordes migrants ou des poignées de photo-reportages émouvants sur les enfants qui meurent de faim.
Note artistique : pour illustrer ce sujet, j’ai choisi les jolies photos du compte Instagram Afropreneuriat, qui raconte inlassablement, chaque jour, même pendant la crise, une histoire positive d’un(e) entrepreneur(e) africain(e).

C’est une lectrice de Flint Dimanche comme toi, Clothilde, qui me pose la question. Clothilde m’a envoyé un mail jeudi avec trois questions super prise-de-tête à creuser en deux jours, comme si j’étais la rédaction de Médiapart à moi tout seul. Genre : « Mais où sont passés les terroristes? » (hahaaa ! mais oui au fait ?), ou encore ‘Est-ce qu’on va vers un monde de plus en plus sécuritaire et surveillé? » (Oulah !). J’ai donc choisi la question la plus facile à traiter.
Alors, comment ça se passe en Afrique, covidement parlant, je veux dire ? Eh bien la réponse est intéressante. Le plus intéressant étant peut-être de comprendre pourquoi on a autant de mal à en parler.
Pour commencer, je vais te faire un aveu. L’intelligence artificielle de Flint n’est pas super efficace sur l’Afrique. Il y a deux ans et demi, j’avais été invité à Dakar pour un séminaire rassemblant de jeunes médias d’Afrique sub-saharienne. J’avais réussi à convaincre quelques journalistes locaux d’entrainer nos robots pour avoir une vraie compréhension de ce qui se passait en Afrique, en s’appuyant sur des sources locales fiables. Et puis ils ont oublié et moi aussi. Et je réalise à quel point on manque de cette diversité d’information aujourd’hui. Je rêve de créer un Flint africain, qui reflète toute l’inventivité et la complexité de ce continent.
Pour répondre à la question de Clothilde, je suis donc d’abord tombé sur des articles de médias occidentaux. Puis de fil en aiguille, j’ai fini par trouver ça et là des tribunes écrites par des chercheurs ou spécialistes locaux, je veux dire exerçant sur le continent. Ce n’est qu’un début, et tu va pouvoir m’aider à compléter, je t’expliquerai tout à l’heure.
Tout d’abord, les chiffres. Quand tu regardes les courbes des principaux pays du continent, tu notes tout de suite qu’elles ne ressemblent pas aux nôtres. Elles sont bizarres. Plutôt plates. Voire en décroissance. Mais des fois ça remonte un peu. Voici à quoi ça ressemble. Tu noteras que le tableau ne va pas au delà de 1000 cas déclarés. Je sais, l’image est floue, je ne sais pas pourquoi Photoshop me la rendue comme ça , mais tu peux jouer avec le tableau pas flou de « Our World In Data » ici.

Là, tu vas me dire : mais c’est normal, ils sont tellement pauvres en Afrique qu’ils ne peuvent pas faire de tests. C’est pour ça que les chiffres sont si bas.
On pourrait donc répondre, en effet, que les chiffres sont faux, faute de tests. Sauf qu’on n’a pas relevé d’engorgement des hôpitaux, relève Le Monde, qui a posé la question à Médecins Sans Frontières.
Et c’est là qu’on en revient, encore, à ce pauvre Bill Gates. Ou plutôt à son épouse, Melinda Gates.
Melinda fait partie des premiers à avoir prédit une catastrophe en Afrique. Selon cette espèce de cliché bizarre, très occidental et un peu freudien, qui suppose que les Asiatiques sont plus intelligents que nous mais ont une petite bite, tandis que les Africains, eux, sont un peu plus cons mais mieux équipés par mère nature, Melinda Gates a conclu assez benoitement (si j’ose dire) que si nous, pays riches, n’avions pas super bien géré la crise, alors imagine les pays pauvres ! Haha ! La cata ! Elle explique ça les deux mains sur le coeur sur CNN. Et elle a deux arguments chocs qu’elle tire de son expérience sur le terrain : « pour les Africains la distanciation sociale c’est pas possible parce qu’ils doivent aller dehors pour chercher leur repas » et parce « qu’ils n’ont pas assez d’eau pour se laver les mains« . Donc ça va être horrible. Des millions de morts.
Dans la foulée de Mme « Ecran bleu de la mort », l’OMS prédit 44 millions de malades et 190.000 morts, (selon le FinancialAfrik). La commission économique pour l’Afrique des Nations Unies, elle, parle de 300.000 à 3 millions de morts. Sauf que quand ça veut pas, ça veut pas. En tout cas pas pour l’instant. 100.000 cas cette semaine, et 3000 morts, sur 1,2 milliard d’habitants.
Alors on dit aussi que c’est parce que les Africains sont plus jeunes (19 ans de moyenne d’âge, contre 42 ans en Europe) et que c’est pour ça qu’ils sont moins malades. Certes, sauf que la propagation du virus en Afrique n’a tout de même rien de comparable à ce que l’on a pu observer ailleurs, rapporte encore Le Monde dans le même article cité plus haut.
Si ce n’est pas l’âge, ni l’absence de données fiables, comment expliquer cette bizarrerie alors que l’on annonçait l’apocalypse ?
Pour t’aider à te faire un début d’idée, je t’ai donc sélectionné quelques tribunes rédigées par des experts ou chercheurs africains, qui proposent des pistes de réponses variées. Mais qui se rejoignent sur un point : et si on renversait la question ? Pourquoi s’étonner de cette non-catastrophe ?
La plus éclairante est celle de Nanjala Nyabola, intellectuelle kenyanne, publiée dans le magazine américain « The Nation ». Tu ne connais sans doute pas ce média, mais il a été fondé par des abolitionnistes de l’esclavage en 1865.
« Alors que la Covid-19 traverse l’Afrique », écrit-elle, « deux histoires se déroulent en même temps.
« La première est celle de gouvernements qui utilisent leurs armées et leur police militarisée pour battre, menacer et tirer sur la santé publique. (…)
« La seconde est celle de communautés qui rassemblent leurs maigres ressources pour combler le vide des services défaillants et des États absents. C’est l’histoire de tailleurs dans les quartiers informels de Nairobi et de Mombasa qui cousent des masques à partir de tissus de récupération et les distribuent gratuitement après que des fournisseurs commerciaux leur aient fait miroiter des prix abusifs. C’est l’histoire d’un jeune homme qui loue des haut-parleurs, les attache à sa moto et se promène dans son quartier pour informer les gens d’une nouvelle maladie… (…) Ce sont des marchés et des petites entreprises qui mettent à disposition des jerricans d’eau pour le lavage obligatoire des mains bien avant que les gouvernements ne l’exigent. »

Dans le quotidien britannique « The Guardian », Afua Hirsch (journaliste certes d’origine norvégienne mais ayant vécu de nombreuses années au Sénégal et au Ghana) met en lumière l’esprit d’innovation de ces deux pays. Par exemple, le Sénégal, a déployé très vite un test salivaire à 1€, beaucoup plus rapide que les tests sérologiques (sang) et PCR (nez) utilisés en Europe. Méthode moins onéreuse, qui est encore au stade de l’étude chez nous.
« Il est bien connu qu’une attitude condescendante envers l’Asie de l’Est est ce qui a permis aux pays européens d’être pris par surprise par la propagation de cette maladie », écrit Afua Hirsch. « Aujourd’hui, un état d’esprit similaire semble vouloir nous empêcher de tirer les leçons que l’Afrique a à offrir pour la vaincre. »
Tu trouveras d’autres histoires dans cet article de Libre Afrique, qui évoque l’infatigable créativité de la jeunesse, et raconte comment le Ghana utilise des drones pour délivrer des kits de test dans les zones reculées.
De fait, le continent a pris des mesures plus tôt que l’Europe, parfois même en l’absence de contamination. Tu peux retrouver la liste de ces stratégies, pays par pays, dans cet article du Monde daté du mois de mars .
Pour Moses John Bockarie, chercheur en médecine sud-africain, l’efficacité africaine (si tant est que l’on puisse parler de l’Afrique comme un tout) n’a rien de surprenant. Le continent a juste une longue et douloureuse expérience des épidémies. Dans un article publié sur le site universitaire « The Conversation », il explique que le modèle africain n’est pas qu’une affaire de débrouillardise, mais aussi d’expertise scientifique, acquise sur le terrain, qu’il faudrait peut-être arrêter de mépriser.
Un journaliste nigérien pose la question dans une tribune relayée par le média quatari Al Jazeera :
« Est-il possible que les Africains puissent être considérés comme des experts plutôt que comme des victimes passives ? »
Et si cette incompréhension révélait au final une vraie névrose culturelle ? La névrose grincheuse d’un vieil occident, riche parce que vieux, mais surtout rhumatisant. Face à une très jeune Afrique, aussi pauvre qu’un étudiant sans bourse, mais qui a toute la vie devant elle.

Et justement, qu’est-ce qu’il leur dit, Barak Obama, à tous ces jeunes que personne n’écoute ?
« Avec tous les défis auxquels ce pays est confronté en ce moment, personne ne peut vous dire « non, vous êtes trop jeune pour comprendre » ou « c’est comme ça qu’on a toujours fait ». Parce qu’avec tant d’incertitude, avec tout ce qui est soudainement à saisir, c’est le monde de votre génération qui doit prendre forme. »
Voilà ce que j’ai trouvé sur l’Afrique. C’est très incomplet. Et si ça se trouve la pandémie va ravager le continent, même si en ce moment c’est surtout les criquets qui les préoccupent. Mais ces modestes recherches suffisent à faire tomber quelques idées reçues. Elles auraient continué de squatter les recoins sombres et coupables de mon cerveau paresseux si Clothilde ne m’avait pas envoyé ce mail pour me demander de creuser la question . Alors merci Clothilde. Et du coup j’ai eu une idée. Je t’explique, si tu as encore un peu de temps.
❤️On se retrouve pour en parler ?
Alors tu sais cette newsletter ce n’est ni vraiment un article, ni un billet, ni complètement un média. C’est plutôt une lettre que je t’envoie, à laquelle tu peux répondre personnellement. Qui vient te chercher dans tes moments libres et qui construit quelque chose entre nous. Entre toi et moi. Et entre nous tous.
Cela fait un moment que je me demande comment nous pourrions passer du toi + moi au nous que nous sommes forcément puisque cette lettre personnelle est lue chaque dimanche par 5000 d’entre-vous.
Tu vas peut-être me dire : « mais pourquoi ? On n’était pas bien tous les deux ? » Mais oui, toi et moi c’est pour la vie. Mais si on rajoutait une dimension ? Ne serait-ce que pour se proposer des sujets et, pourquoi pas, faire des recherches ensemble ? Et puis ça nous ferait un espace pour nous connaître et pour construire, par exemple, le futur Flint ensemble. Une plateforme d’information qui te soit utile dans le monde post-pandémie.
Alors je me suis inspiré de l’initiative de mon ami (et lecteur) @PPC, qui a créé une communauté formidable autour d’un média collaboratif pour lutter contre l’illectronisme. Pour échanger, ils se retrouvent sur la plateforme Discord.

Si tu ne connais pas, Discord est un outil de forum audio + texte, utilisé depuis longtemps par les communautés de jeunes joueurs de jeux-vidéo. Ça leur permet de discuter ensemble pendant qu’ils jouent, et de continuer à échanger par écrit le reste du temps sur des tas de sujets. Avec le confinement, Discord est devenu une vraie plateforme d »échanges et de co-construction pour des tas de communautés.
Alors voilà, j’ai donc créé un forum « Flint » sur Discord. Pour y participer, c’est super simple, il te suffit de cliquer ici et de te créer un compte. J’ai aménagé un bar audio pour discuter entre vous, et des rubriques, que tu pourras modifier et améliorer, pour partager des liens ou tes réflexions sur les sujets évoqués ici. Par exemple ici sur l’Afrique. Comme tu peux le voir sur cette capture d’écran floue, pour l’instant je suis tout seul… alors viens ! On pourra même discuter de vive-voix.

Ce billet est un extrait de la newsletter hebdomadaire « Flint Dimanche », qui explore avec toi comment nous pouvons mieux nous informer dans un monde rempli d’algorithmes. Pour la recevoir, abonne-toi à Flint ici. Tu recevras également une sélection de liens personnalisée, envoyée par l’intelligence artificielle de Flint.
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