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Peut-on manger de la viande sans faire souffrir les animaux ? – Flint Dimanche #20

Alors aujourd’hui, je vais dérouler avec toi un sujet assez prise de tête, surtout si on l’aborde de la manière suivante : c’est à dire en allant piquer ton petit coeur sensible qui aime les animaux. Tout le monde aime les animaux et les films avec les koalas. Même si toi aussi , comme moi, tu ne fais pas partie des 2% de Français qui se disent végétariens (qui ne mangent pas de viande) ou des 0,4% qui sont vegan (qui ne mangent aucun aliment provenant de l’exploitation animale), tu aimes quand même les animaux non ? Bon, tu aimes aussi les manger. Mais si on te montre, avant de le manger, la photo de l’animal en train de souffrir, tu risques d’avoir beaucoup moins faim. C’est assez naturel, tu me diras, mais ça crée une dissonance au moment où tu manges.

Alors je te propose aujourd’hui d’aller au bout de cette dissonance un peu agaçante quand on y pense, et d’essayer de voir jusqu’où on peut aller. Et si tu es vegan ou végétarien, ne t’inquiète pas, je vais aussi aller disséquer ta dissonance. Celle qui vient se glisser comme une écharde relou entre tes émotions simples et la réalité de la vraie vie qui, elle, est toujours beaucoup plus complexe.

Je ne vais rien t’apprendre : si tu veux pouvoir manger une bonne entrecôte, il faut d’abord tuer un animal. Sinon, ça marche moins bien. Alors si tu te places du côté du poulet ou du cochon, forcément, tu ne vas pas être super d’accord avec l’idée de mourir égorgé pour finir dans un plat. Par contre si tu es un humain qui aime bien manger de la viande de temps en temps, surtout si elle est bien préparée et partagée avec des amis, tu te dis d’abord que « oui, ok, il faut tuer un animal, mais c’est dans l’ordre naturel des choses, et puis c’est quand même super bon ». Ok. Jusque là tout va bien. Sauf à considérer que tuer un animal c’est mal, mais nous aborderons cette question un peu plus tard si tu veux bien. Arrêtons nous sur ce « jusque là tout va bien ». C’est là que commence la partie un peu perturbante.

Je ne sais pas si tu as déjà vu les vidéos de l’association L214. Je ne vais pas te les montrer parce qu’on est dimanche et que tu vas sans doute manger tout à l’heure. A la place je vais illustrer mon propos avec des images d’animaux trop mignons.

Mais pour résumer, L214 est un mouvement vegan qui milite pour la fin de l’exploitation animale, mais qui le fait en montrant, comme dans cette vidéo présentée par Hugo Clément la semaine dernière, des images plutôt horribles d’animaux tués dans des abattoirs. Ou alors juste maltraités.

Je ne sais pas toi, mais quand je vois ces images, ça me donne tout de suite mauvaise conscience. Du coup je fais comme pas mal de gens qui ont le loisir de se poser la question, j’essaie de ne consommer que de la viande en provenance de petits élevages, de préférence bio, même si ça n’a rien à voir. Je prends aussi des oeufs de poules « élevées en plein air », hum. Sans trop savoir, ou peut-être sans trop avoir envie de savoir ce qui se cache derrière toutes ces étiquettes hyper floues. Mais admettons que les étiquettes disent vrai, que les poulets sont heureux et gambadent dans les prés en poussant des gloussements idiots.

Eh bien les vidéos volées d’abattoir de L214 « tuent le game » comme on dit dans la startup nation. Ces images nous disent que, quelles qu’aient été leurs conditions de vie, les animaux doivent de toute façon passer par l’abattoir, parce que c’est la loi. Alors on ne sait pas si ça se passe aussi mal dans tous les abattoirs mais les seules images que l’on a sont toutes à charge. Tu me diras si tu as sous la main de des vidéos d’abattoirs « cool », mais j’ai le sentiment que l’abattoir, c’est un peu la « backroom » cracra de la chaîne de production agro-alimentaire que personne n’a vraiment envie de voir ni de montrer.

Tout ça débouche sur un tas de questions compliquées, mais qui méritent quand même d’être explorées jusqu’au bout.

  1. Est-ce que je réagis comme ça parce que je viens de la ville ? Est-ce que ne je souffrirais pas d’un anthropomorphisme déplacé, syndrome d’une société déconnectée de la vraie vie, qui ne sait plus accepter la mort ?
  2. Est-ce que je ne me pose pas des questions de riche alors qu’une bonne partie de la planète meurt de faim ?
  3. Est-ce que ce n’est pas un peu facile de se préoccuper de la souffrance animale quand des milliers d’agriculteurs souffrent et s’en prennent plein la tête alors qu’ils essaient juste de survivre en faisant bien leur métier ?

Il se trouve que j’ai vécu 3 ans à la campagne, dans les belles montagnes du Vercors. Mon voisin élevait des vaches pour produire du fromage. Il possédait un cheptel d’une cinquantaine de bovins, ce qui correspond à la moyenne des exploitations françaises. C’était un ami. Je visitais souvent sa ferme. Il aimait ses animaux et je n’avais pas l’impression que ses bêtes souffraient. Et puis le fromage était bon.

J’ai donc passé plusieurs heures à lire des rapports, regarder des vidéos, et trier des études scientifiques, afin de me faire une idée de la réalité derrière les images chocs. Et voir si l’on pouvait trouver des solutions ou si le seul moyen de manger sans se mentir et sans sentir coupable c’était de devenir vegan. À ma grande surprise, j’ai trouvé des réponses.

Alors si l’on met de côté le dossier « abattoirs », la question de la souffrance animale concerne d’ailleurs moins les élevages de bovins en France que les autres. Pourquoi ? Parce que, comme celui de mon pote, ils sont tous de petite taille. À part la « ferme des mille vaches » qui fait exception (et que tu peux visiter dans cette vidéo), ou encore trois élevages de 1000 taurillons. Et aussi ces expérimentations chelou dignes d’un musée du bizarre que l’on appelle « les vaches à hublot » (et qui concernent une trentaine de vaches en France).

Dans l’essentiel des élevages français, donc, la vie des vaches ressemble plus ou moins à ce que je voyais chez mon copain éleveur dans le Vercors. Si tu ne connais pas ce monde, tu peux regarder les vidéos enthousiastes de ce youtubeur agriculteur, Etienne Agri Youtubeurre qui filme sa vie d’éleveur de 80 vaches laitières. Et en particulier celle-ci où il oppose aux accusations des vegans la réalité de sa vie quotidienne.

En fait, le vrai débat autour de la souffrance animale concerne surtout l’élevage intensif, ou élevage industriel. C’est à dire quand il y a beaucoup plus d’animaux. À partir de 40.000 poules ou de 2000 porcs par exemple.

Et là, cette fois, on parle de 95% des élevages de porcs et 80% pour les poules, en France, selon Libération. Tu peux voir la carte de ces exploitations ici.

Le sujet ne divise d’ailleurs pas que les vegans et les carnivoresil déchire aussi le monde agricole. D’un côté tu as la confédération paysanne qui dit que « ces fermes industrielles géantes sont le pur produit d’un système déshumanisé, qui avilit le métier de paysan et ronge les écosystèmes de la région ». Et de l’autre la FNSEA (la fédération des agriculteurs dans laquelle la confédération paysanne est minoritaire) qui dit que 1) d’abord la filière fait des progrès, et que 2) le vrai problème c’est la pression sur les prix. Et puis à l’autre extrémité, tu as bien sûr L214 qui estime que de toute façon, tant que l’on tuera des animaux, il y aura de la souffrance.

Alors justement, peut-on manger des animaux en évitant la souffrance animale ?

Si on écarte l’idée que la mort = souffrance (je reviendrai sur ce débat tout à l’heure) la principale cause de souffrance animale c’est le stress durant le transport vers l’abattoir, et les conditions de la mise à mort. Hormis les cas particuliers de l’abattage rituel (Hallal et Kasher), on procède à un étourdissement préalable à l’égorgement. Sauf que lorsque l’on visionne les vidéos de L214 on voit bien que cet étourdissement n’est pas toujours bien réalisé. Parce que les animaux sont stressés et bougent tout le temps, et sans doute aussi parce que les ouvriers sont eux aussi stressés, mal encadrés ou simplement fatigués. Dans ce cas, la suite est assez horrible à voir. En fait là encore, quand on étudie la question en détail, c’est l’abattage industriel qui est le principal responsable de la souffrance animale.

La solution serait donc d’autoriser l’abattage à la fermeUn mouvement émerge actuellement en France pour obtenir l’agrément autour d’abattoirs mobiles. Une façon de revenir aux bonnes vieilles méthodes de nos arrière grands-parents.

Une autre piste serait de créer en parallèle, un label de bien-être animal. C’est l’un des combats du CIWF. Une fondation internationale indépendante fondée par un agriculteur britannique dans les années 60 pour lutter contre le développement de l’élevage intensif, et promouvoir un élevage respectueux des animaux et de l’environnement . En 2018, ils ont lancé un label sur les poules avec le groupe Casino.

Mais la vraie question c’est : peut-on se passer de l’élevage industriel ? En résumé : ok, on peut sans doute nourrir tous les hipsters de la planète avec de la viande bio issue d’animaux heureux élevés dans des petites fermes et abattus sur place après une petite cérémonie shamanique, mais est-ce qu’on pourra nourrir comme ça demain 10 milliards d’humains, dont pas mal de pauvres qui aiment aussi les animaux qui ont juste d’autres priorités là maintenant ?

Alors il y a deux réponses.

Il y a la solution vegan qui a l’avantage d’être moins prise de tête au premier abord : elle propose de supprimer l’élevage tout court et de libérer les animaux. Ce qui entraine pas mal de questions qu’on ne s’était jamais posées comme : mais que va-t-on faire de tous ces animaux ? (Mais il y a des réponses). Ou encore : si on remplace les animaux par de la viande artificielle ou du soja est-ce qu’on ne va pas remplacer un enfer industriel par un autre ?

L’autre solution, c’est de remplacer l’élevage intensif par l’élevage extensif, c’est à dire moins centrée sur le rendement que sur l’harmonisation des pratiques agricoles avec les enjeux sociétaux et environnementaux. C’est à dire des exploitations à taille humaine, plus petites et responsables, s’inspirant de ce qu’on appelle « l’agro-écologie ».

J’ai trouvé deux études documentées sur le sujetla première vient de l’IDDRI, un institut français à vocation européenne rassemblant essentiellement des chercheurs. Leur projet, à l’étude depuis 2012, propose un plan de transition à l’échelle européenne. Ce plan consiste, je résume à mort, à produire moins mais sur plus de terres. Pour y parvenir, il faut réduire la consommation de viande. C’est pour eux un enjeu majeur à tous les niveaux: environnemental, économique, social et sanitaire (selon le CIWF, l’élevage intensif est même le principal obstacle à la résolution des grands défis d’alimentation). La bonne nouvelle c’est qu’en réduisant la production de viande, on libèrera des terres agricoles destinées à nourrir ces animaux, pour justement nourrir les humains.

L’autre étude, qui émane de l’Association française pour l’information scientifique, est un peu moins enthousiaste. Elle propose de réduire l’élevage intensif, mais sans le supprimer. Parce que si on veut manger moins de viande il faut manger plus de végétaux. Or, la production végétale (en particulier l’agriculture biologique) a besoin de matières organiques, estiment-ils, lesquelles sont justement issues de l’élevage. Pourquoi le monde est-il si compliqué ?

Pour terminer, je te propose, si tu as un peu de temps, de visionner ce documentaire néo-zélandais, sur notre rapport à la viande, à ses enjeux industriels, mais aussi à ce qu’il dit de notre rapport à la nature et à la mort. Le réalisateur, David White, a passé deux ans auprès d’éleveurs et de chasseurs, sans jamais prendre parti. C’est passionnant, un peu perturbant, très humain..

Je te conseille aussi un roman japonais qui m’a bouleversé. Il s’appelle « Le restaurant de l’amour retrouvé ». Un hymne à la vie, à l’amour et à sa fragilité, à la famille et à ses conflits qui se résument si souvent à des excès de pudeur, mais surtout un hymne à la cuisine. Et donc à notre rapport au monde. La dernière partie est vertigineuse et d’une délicatesse infinie. Elle décrit la mise à mort d’Hermes, animal domestique adoré du foyer, mais qui n’en était pas moins cochon. Du corps de l’animal aimé, l’héroïne va préparer un festin pour un événement très important. Il lui faudra plusieurs jours pour cuisiner chaque morceau d’Hermes avec amour, avec application, sans rien jeter. Absolument rien.

S’interroger sur la souffrance animale sans rejeter ni le bonheur, ni la complexité à la fois sociale et méditative de la gastronomie c’est aussi s’interroger sur notre rapport au monde et aux autres, notre rapport si complexe à la vie… puisqu’il nous renvoie dans le même mouvement au miroir paradoxal de notre propre mort.

Parce que derrière tout cela, il y a la question de la mort. Selon la sociologue Jocelyne Porcher, ancienne éleveuse de brebis, la mort de l’animal d’élevage « s’inscrit dans la relation éleveur-animal qui repose sur le don et le contre-don. Le premier donne naissance au second, s’occupe de lui et lui prodigue des soins. En échange, l’animal travaille avec lui et sa vie lui est reprise. »

Pour les vegans de la vague « antispéciste », l’homme n’a pas besoin de viande pour vivre donc n’a pas le droit de donner la mort. Ce débat peut aller très loin chez les plus extrêmes. Certains d’entre-eux, minoritaires, en arrivent (assez logiquement je le reconnais , mais la logique peut aussi révéler l’absurde) à s’interroger sur le droit de tuer un autre animal tout court. C’est à dire par exemple, si on va au bout de l’idée hein : le lion a-t-il le droit de manger la gazelle ? Eh bien sache qu’il y a des théories très argumentées sur cette question d’éthique, euh, « naturelle ».

Voilà, je n’ai volontairement pas abordé la question diététique et environnementale. Encore plus casse-gueule. Mais j’ai aussi creusé le sujet ! Donc si ça t’intéresse tu peux m’envoyer tes arguments, tes données et tes sources, en répondant à ce message, et on en parlera une prochaine fois !

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